AURICLE
TAROT VINYLATOIRE



"J’avance un chiffre. Je mise tout sur lui. Il contient ce que je souhaite qu’il advienne, ce que j’ai espéré d’une situation vécue et ce que, au présent, je retiens, dans l’attente que se déploie le monde qui m’appartient.

L'auricle est une méthode de classement et d’écoute. Une suite de vingt-trois casiers superposés sur quatre niveaux contient plus de 2000 vinyles classés selon une logique de correspondance des couleurs, relayée par un ordre alphabétique. L'auricle renverse le rapport hiérarchique de ces modes d’organisation. C’est d’abord la contiguïté des couleurs des objets classés, leur caractéristique physique, qui s’impose à la règle.
Je refuse l’idée que j’ai construit entièrement ce monde. La proximité de son déploiement n’est qu’un sentiment, qu’autrui transformera en présage. On me confirmera cela et j’écoute.

L’objet ainsi fixé est mis en branle par une autre méthode. Les disques sont joués après un tirage répondant lui aussi à un protocole : un chiffre donné au hasard permet de tirer un morceau. Le participant doit repousser l’attrait qu’exerce sur lui une couleur ou un disque situé dans un casier. Celui qui participe à la mise dans le temps s’absente de l’objet.
J’écoute la mélodie mise à plat. L’analyse qui en est faite répond en de courts échos à ce que je suis. La musique me fait signe.
Le hasard et la multiplication des tirages fait qu’a priori chaque titre peut être joué. La méthode de classement permet toutes les possibilités du déploiement d’un temps qui dépasse notre capacité d’écoute. Plus de 2000 heures se présentent devant nos yeux. L’auricle a le visage d’un arc-en-ciel. L’enchaînement des couleurs contient les temps discontinus. Le tirage déploie le monde en fragment.
Un disque est extirpé, ôté de sa pochette, joué, attribué. Alors que je suis dans la musique, je me rends compte de ce qu’est cet objet. Si la musique peut ne pas avoir de genre, son étui est ancré dans l’époque.

Comme dans un Yi-king ou un tarot chaque disque et chacun de ses titres recèlent une interprétation. L’interprétation passe par la lecture objective des caractéristiques du morceau tiré et des histoires que révèlent la pochette, son illustration, ses mentions biographiques, ou les références disséminées.
Il s’agit d’un jeu qui passe par l’attention à l’écoute et l’expérience de l’inouï. Ce que je n’ai jamais entendu ou ce que je réentends avec l’oreille ouverte de quelqu’un qui n’aurait jamais vécu l’expérience humiliante de chantonner une mélodie nostalgique dans un supermarché.

Le premier disque, qui décrit le participant à l’heure du tirage, circonscrit le destin du jeu. Les questions plus précises peuvent alors être posées. Le même processus s’enclenche à la suite : tirage et lecture en tant qu’interprétation objective. Il faut arriver à une attention totale à ce qui est entendu.
Un arc-en-ciel de disques est devant mes yeux. Curieusement, il y a une certaine homogénéité dans cette suite de casiers. Cela pourrait s’appréhender comme le résultat d’une bataille entre deux arbitraires : chromologie versus chronologie. L’arc-en-ciel résulte de la diffraction de la lumière du soleil, sa forme est fixe mais il contient tous les possibles. Alors que la chronologie va de A vers Z la chromologie accroît de l’intérieur.

En tant que méthode de classement l’auricle est un objet en devenir. C’est un objet de collectionneur, lié à l’histoire de sa collection. Chaque disque s’accompagne de son interprétation, mais le tirage dépend de l’état de la collection, ses histoires temporaires, comme ses histoires définitives. L’oracle ne peut assurer que l’écoute.

Comme je joue le jeu, j’accepte de n’entendre qu’un seul des possibles scenarii. Il y a dans cette curieuse histoire des mots en valise, des réponses sans question, des sauts du coq à l’âne…

L’auricle est une partition jouée par le hasard. Toute portée vers le spectateur elle peut aussi répondre au besoin du collectionneur de remettre chaque jour en jeu ses propres choix. La surprise de l’écoute se renouvelle pour lui à chaque tirage. En 1993 John Cage appliquait ses recherches sur la composition musicale comme opération de hasard au musée, en proposant un mode aléatoire de présentation d’œuvres, renouvelée chaque jour. Les œuvres en question résultaient d’une sélection faite dans ses propres œuvres, les œuvres d’autres artistes, des objets de musées faisant l’objet d’un prêt, comme des objets de sa vie quotidienne. Avec Rolywholyover a Circus il mettait sur la table du musée ses objets d’obsessions et les jouait chaque jour. On peut penser cette œuvre orchestrale comme une tentative de renouveler ou de mettre en échec les méthodes habituelles d’exposition, mais comme pour l’auricle, il faut sans doute penser l’œuvre avec le collectionneur. En se dessaisissant de son rôle d’administrateur de ses propres obsessions l’artiste s’autorise l’expérience de l’inouï."

Marie Bonnet